L'éditorial de Jean Daniel : Ce que j'attends d'elle

Publié le par webmaster

Avec un peu de retard dont nous vous prions de nous excuser voici un édito de JEAN DANIEL :
1 - Je vois plusieurs raisons excitantes de s'intéresser au suspense que provoque l'attente du 11 février, date à laquelle la candidate socialiste doit révéler son programme. D'abord le fait que, la réussite de Ségolène Royal ayant été servie par l'ambiguïté de ses silences, il va être intéressant de savoir si elle peut en sortir autrement qu'à son détriment. Ensuite parce que, depuis certains dérapages savamment dramatisés par ses adversaires et par les médias, Ségolène Royal est passée, surtout dans le domaine international, de l'innocence à la fragilité. Enfin parce que le temps n'est plus où le peuple de gauche se rassemblait simplement parce que donner sa voix à la droite ou au centre lui aurait paru déserter. Depuis que plus d'un tiers des ouvriers votent avec des motivations populistes et que l'inquiétude arrache aux classes moyennes leur pouvoir arbitral, la gauche ne peut plus être certaine de faire le plein de ses voix. L'automatisme d'un vote en sa faveur ne pourrait venir aujourd'hui que d'une diabolisation de Sarkozy et, plus encore, de la crainte d'un retour possible de Le Pen au second tour. Mais Sarkozy ne donne pas l'image d'un fasciste ou d'un xénophobe, sauf pour les banlieues, et Bayrou est en passe de dépasser Le Pen.

 
 
Voici, pour ma part, ce que j'attends d'elle, pas seulement parce qu'elle est candidate mais parce qu'elle se réclame d'un socialisme qu'elle présente à la fois comme nouveau et comme mitterrandien. Nous avons ici reproché à François Mitterrand, entre autres, deux choses. La première, c'est d'avoir refusé de conceptualiser le grand tournant qu'il a opéré avec Mauroy et Delors le jour où, refusant de sortir du système monétaire européen, il a bloqué à la fois les prix et les salaires. Cette révolution aurait dû fonder la fierté d'un nouveau socialisme français. Elle a été interprétée comme une trahison des origines. Ségolène Royal a flirté avec l'idée d'un néoblairisme. Puisse-t-elle ne pas l'abandonner du fait de sa nouvelle obligation de faire appel aux éléphants...
Notre second reproche à Mitterrand a porté sur la politique de l'immigration. Il a fallu attendre longtemps pour que les socialistes prennent conscience qu'il fallait se préoccuper autant des conditions de l'accueil que de son principe. On ne peut pas ouvrir les frontières et fermer les logements. On ne peut pas respecter ceux que l'on reçoit si l'on ne s'est pas d'abord soucié des possibilités que nous avons de les recevoir dignement. On ne peut pas accepter le regroupement familial sans avoir pris les mesures destinées à éviter l'isolement et la ghettoïsation.
Nous n'avons été d'accord avec Chevènement ni sur la guerre du Golfe ni sur l'Europe. Mais il faut bien reconnaître qu'il est le premier à avoir redouté l'avènement d'un communautarisme devenu si désastreux en Grande-Bretagne et qui risque de le devenir pour toute l'Europe. D'autre part, Ségolène ne devrait pas céder à la tentation de revenir sur ce qu'elle avait dit d'audacieux contre le « jeunisme » qui fait de tous les jeunes délinquants des victimes et qui n'ose pas rappeler à la jeunesse ses devoirs. Elle devrait relire le discours à la jeunesse de Mendès France, qui soulignait en même temps la dette de chaque citoyen envers la nation.

2 - Qu'est-ce qui peut ressembler le plus à la nation de nos rêves ? J'en surprendrai certainement plus d'un en disant que c'est, à mes yeux, un grand orchestre. La division et la répartition du travail, le sens instinctif de la complémentarité, la connivence émerveillée des sensibilités, le désir personnel de participer à la perfection de l'ensemble, l'incroyable harmonie dans la diversité la plus richement hétéroclite, c'est cela, un orchestre. Je l'ai toujours pensé, mais disons que la semaine dernière, en écoutant la majestueuse Sixième Symphonie de Gustav Mahler dans la nouvelle Salle Pleyel, avec son acoustique gratifiante et ses savantes répartitions d'espace, j'ai eu le sentiment d'un aboutissement. C'était une très grande formation, avec pas moins de neuf contrebasses - ce qui est très rare - et une rangée, plus fournie que d'ordinaire, de tous les instruments de l'espièglerie, de l'ironie et de l'allégresse ludique : la clarinette, la flûte à bec, la flûte traversière, le hautbois, le basson et le cor. Et pour revenir à l'essentiel, alors que je suis un farouche partisan des concertos, dans lesquels tout un peuple de musiciens hisse jusqu'à l'héroïsme et la lumière le soliste privilégié, ce soir-là, ni le chef d'orchestre (Christoph Eschenbach) ni le premier violon (Roland Daugareil), dont les mérites sont partout justement célébrés, n'ont privé les interprètes de leur rôle de bâtisseurs de cathédrale. Bref, une nation.

3 - Singulier, étrange, admirable Fabrice Luchini, qui fait répéter à toute une salle (1) les définitions que donne Paul Valéry de la poésie ou les premières lignes d'un chapitre de Roland Barthes. Nos lecteurs auront là l'occasion d'entendre citer souvent le titre de leur hebdomadaire puisque c'est dans « le Nouvel Observateur » qu'ont été publiées, à la fin des années 1970, les chroniques de Roland Barthes. C'est là que l'on retrouve la véritable et exceptionnelle originalité d'un acteur amoureux des mots, enivré par leur musique, et qui, par le seul fait de répéter des phrases qui n'étaient pas destinées à l'être, leur donne un sens et une distance. C'est une sorte d'explication de textes à l'ancienne, une leçon de diction et d'articulation, une incitation constante à l'émerveillement. Mais c'est aussi un spectacle très savamment tricoté, où Fabrice imite les réactions de ses auditeurs supposés les plus réticents et les moins cultivés pour se moquer de l'hermétisme des textes avant de revenir à leur clarté.
Fabrice Luchini n'est pas toujours heureux dans le choix de ses films, et les rôles qu'on lui fait jouer sont souvent inégaux. Mais ce qu'il a créé lui appartient en propre, personne ne peut le lui prendre : c'est la communion avec une salle dans l'admiration de certains textes que personne ne lit plus et dont personne ne parle plus - ou dont tout le monde parle sans les avoir lus, selon le savoureux essai de Pierre Bayard (2).


(1) Celle du Théâtre Paris-Villette (jusqu'au 28 février).
(2) « Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? », Editions de Minuit.
 
Jean DanielLe Nouvel Observateur
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article